Il y a trente ans maintenant s’imposait dans les débats publics la question de l’intégration. Les « secondes générations » issues de l’immigration maghrébine émergeaient sur les scènes locales et nationales pour réclamer, à raison, l’égalité, sur fond de crise urbaine et de premières émeutes dans les banlieues ouvrières. La société française se rendait compte du caractère définitif de leur présence en France, et s’interrogeait sur leur capacité à s’adapter à leur société d’accueil, ses valeurs et ses modes de vie.
Avec l’accélération de la mobilité des individus, et la diversification des flux migratoires en direction de l’Europe et de la France, mais aussi du fait de la crise économique et politique qui secoue ces mêmes sociétés, cette question revêt plus que jamais un caractère central, notamment lorsque l’on analyse l’évolution des comportements politiques des catégories les plus fragiles dans notre pays.
Force est de constater que malgré les réponses des pouvoirs publics et les actions spécifiques aux territoires qui accueillent ces populations nouvelles, le débat est récurrent. Il est remis à l’agenda au fil de l’actualité, souvent mené sous l’angle de l’échec supposé des populations d’immigration récente à suivre l’exemple de l’intégration réussie des migrants plus anciens, principalement venus d’Europe.
Cette comparaison est assez injuste, car les capacités d’intégration des populations ne peuvent être jugées en fonction de l’origine géographique, sans référence à la période historique concernée, et sans réflexion plus globale sur l’impact de nos grands choix économiques des dernières décennies et leurs conséquences aussi bien sur notre modèle de l’État-Nation que sur les milieux populaires.
La question, pour la société d’accueil comme les nouveaux venus est celle-ci : comment intégrer et s’intégrer alors que tout ce qui participait de l’intégration des nouveaux venus est à présent mis à mal ? Pour rappel, les populations d’origine européenne ont rejoint la France sur une longue séquence d’industrialisation, de construction de ses villes et de constitution ou reconstitution de ses forces productives. Elles ont également rejoint un territoire dont le projet national était en pleine expansion, où la République allait à la rencontre des villages les plus reculés de France.
La classe ouvrière et les villes industrielles jouaient alors un rôle primordial: les nouveaux arrivants trouvaient par le travail des structures qui les prenaient en main socialement et politiquement. Elles rejoignaient pour leurs loisirs des lieux de sociabilité populaire.
La Nation, quant à elle, en plein essor, diffusait une langue, une mémoire, des valeurs communes qui intégrait non seulement les nouveaux venus, mais aussi les habitants des régions françaises dans un tout. L’État à travers ses institutions mettait en marche un modèle original, aboutissant au fameux « creuset français » décrit par l’historien Gérard Noiriel, qui gommait les différences au fil du renouvellement des générations. Un projet national fort, des villes qui intégraient socialement et politiquement les populations nouvelles et des zones moins denses où l’Etat remplissait ses missions pleinement, voilà les clés du « modèle d’intégration français ».
Depuis la fin des années soixante-dix, la situation est toute autre. L’emploi est de plus en plus précaire, les partis et syndicats sont moins présents. Les villes qui accueillent depuis toujours les travailleurs migrants sont déstabilisées par la crise économique, sociale, urbaine. Or rejoindre un pays en crise économique et sociale, avec un projet national déclinant est autrement plus difficile que de se fondre dans un État-Nation en plein essor. L’injonction à l’intégration est dès lors injuste voire violente pour ceux qui bien que volontaires ne se voient plus proposer les moyens de leur inclusion.
Comment s’intégrer à des espaces qui se désintègrent, et à un territoire qui devient de moins en moins national, et aussi moins égalitaire, sous les effets de la construction européenne et de la mondialisation ? La question est posée, y compris à ceux qui se situent le plus en pointe dans les discours de défense des immigrés : on ne peut pas à la fois travailler à l’effacement de l’État-Nation au profit d’autres formes de solidarité, de sentiment d’appartenance et d’horizon collectif, et en même temps s’étonner de nos difficultés actuelles à intégrer les nouveaux venus. Il faut être cohérent.
Pour dépasser ce débat devenu stérile , je propose de nous réapproprier le thème de l’intégration sous un angle à la fois ancien et d’actualité et surtout en prise avec la réalité du terrain, pour nous demander si nos choix politiques récents produisent ou non de l’intégration, pour toutes les populations. Pour les immigrées comme pour les couches populaires dans leur ensemble. Immigré en banlieue, Français depuis huit générations en milieu rural, même combat pour l’intégration!
Un détour par le vieux concept sociologique d’intégration sociale est plus que jamais pertinent. Émile Durkheim, comme les autres fondateurs de la sociologie en Europe et aux États-Unis, fut témoin à la fin du 19ème siècle d’une grande phase d’industrialisation, qui a eu pour conséquence un fort mouvement de départ des campagnes vers les villes. La vie urbaine remettait en cause les solidarités traditionnelles, organisées autour de la famille, du village. Durkheim décrivait alors le passage à de nouvelles formes de solidarités, cette fois organisées autour de la division du travail. L’intégration sociale, dans sa réflexion était alors la capacité d’une société moderne à agréger les individus, leur donner un sentiment d’appartenance, leur indiquer des buts collectifs. Il voyait en l’État l’acteur qui devait combler les vides, inventer des formes de régulation pour la vie urbaine.
Aujourd’hui, nous vivons un processus inverse, une société de chômage, de délitement des liens sociaux, de recul des services publics et de manque de solidarités territoriales. La question de l’intégration, dans le sens de Durkheim, se pose plus que jamais et ouvre des perspectives de réflexion et d’action politique. Car les ouvriers laissés sur le carreau par la fermeture du site P.S.A d’Aulnay-sous-Bois , dont nombre sont des descendants d’immigrés de seconde ou troisième génération, parfaitement « intégrés » du point de vue de l’acceptation des valeurs de la société d’accueil, incertains de retrouver un emploi d’ouvrier en région parisienne, seront-ils à l’avenir intégrés socialement ? Et les sinistrés des secteurs métallurgiques de l’Est de la France? Et les habitants de zones rurales affectées par la restructuration des services de l’État, le sont-ils également ? Les exemples sont hélas nombreux.
Toutes ces populations, de quelque origine qu’elles soient, ont un point commun : elles sont fragilisées par une économie mondialisée qui met en compétition hommes et territoires. Elles sont éloignées des centres urbains qui concentrent activité économique, grands équipements, lieux de culture. Elles ne bénéficiaient plus des solidarités anciennes, traditionnelles, euphémisées ou effacées par la vie moderne. Voilà maintenant qu’elles bénéficient de moins en moins de celles liées au travail et à l’action de l’État. Alors elles se retrouvent dans un vide social et politique.
Nous devons donc nous poser plus que jamais la question de l’intégration, de l’intégration sociale ! Il faut se réapproprier ce beau thème de gauche. Il s’agit même de la vocation d’un parti socialiste. Il faut travailler à la question de l’intégration des couches populaires dans leur ensemble, sans distinction urbain/rural, sans distinction d’origine. L’intégration de territoires qui décrochent par rapport aux centres urbains, et qui ont besoin de services publics, de régulation, bref d’État.
Pour être effective l’intégration sera sociale ou ne sera pas. Si nous ne nous saisissons pas de cette question de cette façon, alors la rupture avec le monde populaire sera définitive.